La peste de 1720 et mon assassin préféré
Jean Cliche naît le 4 septembre 1695 à La vallée au blé, petit village de Picardie à une quarantaine de kilomètres au nord de Laon
Ses parents Jean Cliche et Jeanne Cartier auront six enfants, ce sont des paysans comme la plupart des habitants de cette province, le père est berger. . La vie est dure, les caractères sont rudes.
En 1724 je retrouve Jean Cliche à Marseille , où il épouse Rose Laure le 27 juin en l'église Saint Laurent.
Comment ce Picard est-il arrivé à Marseille ? C'est ce que j'ai cherché pendant des années, jusqu'au jour où le registre des bagnards m'a fourni une réponse « condamné au bagne à vie pour homicide par le Parlement de Paris le 29 décembre 1716 « il avait 21 ans, il était de taille moyenne, avait le visage ovale et le poil châtain.
Homicide, le terme m'interpelle, à cette époque on pouvait être condamné au bagne pour des fautes vénielles mais Jean Cliche est donc un assassin (ou bien a t-il tué en état de légitime défense ? )
Condamné au bagne à vie, il n'aurait donc pas dû en sortir ni se marier.
Le bagne de Marseille, c'est l'arsenal des galères, une ville dans la ville, avec casernes, corps des gardes et logements des Suisses, hôpitaux et pharmacie, magasins et ateliers :vivres, boulangerie, entrepôt des huiles, garde robe des forçats, magasin général, magasin à poix pégoulières et salpétrières, magasin d'artillerie, armurerie, corderie, salle des voiles, tonderie, manufacture et atelier des toiles, manufacture des toiles de coton, atelier des fileurs et lavoir, magasin de la teinture, manufacture d'herbages, forges, fours à bois, atelier de menuiserie et formes de construction, atelier aux rames, magasin du peintre, magasin du peseur.
Arcenaux de la marine de Marseille -- 1752 -- cartes
Jean Cliche est tisserand, il travaillera donc dans les ateliers de tissage de l'arsenal.
Mais quel était donc cet homicide pour lequel il avait été condamné ? Encore quelques années d'interrogations et de recherches et voilà que tout s'éclaire. La condamnation par le Parlement de Paris était un jugement en appel. Un premier procès avait eu lieu à Laigny en Picardie le 27 octobre 1716 et Jean Cliche avait été condamné à la pendaison.
" Vu par la Cour le procès criminel fait par le bailly de Laigny ... contre Jean et Jean CLICHE père
et filz bergers demeurant au lieu de La Vallée accusez ledit Jean CLICHE fils prisonnier ez prison
de la Conciergerie appelant de la sentence rendue par ledit juge le 27 octobre dernier ... ledit
CLICHE père d'avoir le 22 septembre dernier, dit audit CLICHE son fils de tuer deffunct François
de BOUZY derrière les haies dudit lieu et sur le terroir dépendant de la seigneurie de Laigny, et
ledit Jean CLICHE fils d'avoir tué ledit deffunct François de BOUZY dans le mesme temps et
endroit d'un coup de fuzil à la cuisse droite duquel coup ledit BOUZY serait décédé le mesme jour
pour réparation de quoy ledit Jean CLICHE fils avait esté condamné à estre pendu et estranglé
jusques à ce que mort s'ensuive à une potence qui seroit dressée en la place dudit Laigny et ledit
CLICHE père, condamné à servir de forçat dans les gallères du Roy pendant 9 années ... les biens
dudit Jean CLICHE fils déclarez acquis et confisquez à qui il appartiendroit , lesdits CLICHE père
et fils condamnez à mil livres d'amende solidairement envers le seigneur de Laigny ...condamne
ledit CLICHE fils à êstre mené et conduit aux gallères du Roy comme forçat à perpétuité ... ses
biens seituez en pays de confiscation acquis et confisquez au Roy ou a qui il appartiendra sur iceux
et autres non sujets à confiscation préalablement pris trois cents livres d'amende vers le sieur de
Laigny
Fait au Parlement le 27 décembre 1716 "
NB. Jean Cliche père, qui avait également fait appel, n'a pas comparu à Paris, car il s'est évadé de sa prison ! Je ne l'ai jamais retrouvé !
La peine initiale a donc été commuée en « bagne à vie « d'où Jean Cliche n'aurait jamais dû sortir.
C'est là qu'intervient un épisode douloureux dans l'histoire de Marseille - épisode dont nous commémorons en cette année 2020 le tricentenaire.
Le 25 mai 1720 un navire, le Grand Saint Antoine arrive à Marseille revenant de Syrie avec une cargaison d'étoffes précieuses destinées à la foire de Beaucaire. Il y a bien eu neuf décès et encore un malade à bord mais le capitaine a pris une patente de santé à Chypre, quant aux échevins de Marseille, ils l'autorisent à entrer dans le port sans observer de quarantaine après qu'il a obtenu des autorités de Livourne une « patente nette » attestant que tout va bien à bord et que les morts sont morts ... " de mauvais aliments ".
Une courte halte sur l'île de Pomègues jusqu'au 4 juin et le voilà autorisé à débarquer passagers et marchandises près des infirmeries d'Arenc, mais les décès à bord étaient dûs à la peste. Les passagers et les membres d'équipage, les ballots d'étoffes qui débarquent sont autant de vecteurs de ce mal qui fera 40.000 morts, soit la moitié de la population marseillaise et qui, malgré les mesures de protection et les interdictions de circuler fera entre 90.000 et 120.000 victimes en Provence.
On rassemble les cadavres sur le quai de la Tourette, on les recouvre de chaux vive, on brûle du soufre dans les maisons, celles où il y a eu des morts sont murées.
Ceux qui déplacent les cadavres sont touchés à leur tour, les échevins ont alors une idée, ils prient instamment les commandants des galères, de Rancé et de Vaucresson, de vouloir bien leur fournir quelques forçats pour aider les corbeaux, ce sera bien plus que « quelques « car ceux-ci tombent à leur tour.
Lorsque se termine l'épidémie « Au nombre de ceux qui auraient mérité une récompense figurent en première ligne les forçats des galères, qui avaient accepté la mission d'ensevelir les morts ou de remplir divers offices répugnants, mais à la condition expresse que les survivants auraient remise de leur peine. On sait que la plupart d'entre eux avaient succombé à leur pénible tâche. Il n'était donc que juste de tenir aux « rescapés » la parole donnée. Nous avons peine à l'avouer, mais le pouvoir central ne reconnut pas tous ses engagements. » (La peste de 1720 à Marseille et en France par Paul Gaffarel)
Sur les 696 forçats utilisés pour le ramassage des cadavres seuls 210 d'entre eux en réchappèrent qui furent grâciés après une supplique des échevins adressée au Roi .
Jean Cliche fut grâcié le 24 février 1722 puis libéré le 17 juillet 1723.
Voilà pourquoi, celui qui n'aurait jamais dû sortir du bagne a pu épouser Rose Laure en 1724. Ils ont eu deux enfants dont Nicolas Cliche qui sera faïencier.
J'ai eu envie de raconter cette petite histoire de la grande Histoire, cet épisode inconnu de la grande peste car Jean Cliche, cet assassin qui a eu « la chance « de ne pas être pendu puis de survivre à la peste et enfin d'être grâcié, ce Jean Cliche donc, est mon ancêtre.
Une excellente video sur la peste de 1720 et les travaux scientifiques faits sur le sujet
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Marie Louise BICAIS Marseille 28 février 2020